Ils étaient 13 à se bousculer autour de la table au dîner.  Les plus vieux, comme leur mère, couraient pour servir les autres.  "Courir" n'était pas un faible mot.  Non, c'était le quotidien.  L'un des petits derniers braillait.  Il n'avait que 18 mois et depuis quelques jours, il ne mangeait presque rien.  Il avait mal aux oreilles.  Les oreillons, peut-être.  Avec tout ce qui traînait...
 
Aussitôt que les grands eurent terminé, ils empilèrent leur vaisselle sur le comptoir et retournèrent à l'école du rang.  Une tempête s'était levée pendant le repas.  Pourvu qu'il ne leur arrive rien.
 
Elle installa les plus jeunes pour la sieste et passa un linge humide sur le mobilier qui avait du vécu.  La vaisselle de 14 personnes était à faire, puis elle alla fendre du bois.  De jour comme de nuit, elle devait alimenter le feu.  Leur vie en dépendait, littéralement. Elle avait une pile de vieux vêtements à réparer. Cela l'occupa pendant plus d'une heure.  Puis les écoliers rentrèrent et ce fut à nouveau l'heure du repas.  Le bébé allait de moins en moins bien.  Son regard malade emplissait son cœur de peine, lui qui souriait tout le temps quand il allait bien, un vrai rayon de soleil!  Elle pria pour que le mal s'éloigne de lui, promit à Dieu d'être une meilleure personne.
 
À la fin de la journée, elle installa l'enfant dans son berceau près du feu et vigoureusement, à quatre pattes, lava tous les planchers.  Si ce n'était pas propre, son mari le remarquerait aussitôt et les lui ferait reprendre.  Idem pour le curé du village qui la visitait de temps en temps.
 
Son mari arriva après que les enfants furent couchés.  Peu importe l'heure, il voulait un repas chaud, un repas comme sa mère les lui faisait.  Il empestait l'alcool.  Il mangea goulument tout ce qu'elle lui avait préparé.  À peine avait-il levé les yeux sur elle depuis son arrivée.  Quel attrait une mère de 13 enfants pourrait-elle bien avoir pour lui? 
 
Tant mieux s'il était arrivé tard, songea-t-elle.  Il n'avait pas de patience avec les enfants.  Quand ils s'intéressaient un peu trop à ce qu'il faisait, il les repoussait du revers de la main en leur disant "Vas voir ta mère".  Les rares fois où il était à la maison, il fallait à tout moment qu'elle empêche sa fille de trois ans de courir vers son père.  Elle était folle de son papa, mais ce n'était hélas pas partagé.
 
L'homme était avare de mots, mais il raconta un peu à son épouse les ennuis de son travail au chantier.  "En haut", elle le savait, la vie était rude, bien plus rude qu'ici.  Elle l'écouta, agréa à tout ce qu'il disait.  Jamais elle n'aurait osé le conseiller.  D'ailleurs, il n'aurait pas apprécié qu'elle donne son opinion.  Mais elle promit de prier très fort pour qu'il lui arrive du bien.
 
Elle ramassa tout et ils allèrent se coucher.  Son corps flétri par 16 grossesses la gênait.  Il ne manquait pas de lui faire remarquer à quel point elle avait engraissé.  En d'autres circonstances, elle n'aurait plus voulu qu'il pose un doigt sur elle.  En réalité, il la dégouttait.  Mais il n'était pas violent comme d'autres hommes pouvaient l'être.  Elle chassa les pensées impures qu'il lui inspirait.  Elle devrait retourner au confessionnal.  Elle se rappela ce que le prêtre lui avait dit à propos de son devoir de femme et se plia à la volonté de son mari.  Tous ses os lui faisaient mal, mais de cela non plus elle ne pouvait pas se plaindre.
 
Le matin venu, elle lui fit son déjeuner et il repartit sans dire un mot.  Il reviendrait le week-end prochain, si la température s'y prêtait.
 
La nuit suivante, le bruit la réveilla.  Elle accourut, se doutant de ce qui n'allait pas.  Le bébé avait les joues et le front brûlants.  Ses hoquettements avaient réveillé les enfants qui dormaient dans la même pièce et les autres aussi.  Le prenant dans ses bras, elle sentit combien son petit corps était faible.  Il pleurait à peine et il avait vomi dans son lit.  Elle aurait voulu nettoyer mais l'eau du puits était gelée. 
 
Son aînée prit un seau et sortit le remplir de neige.  Elle le plaça devant l'imposant four à bois, mit les couvertures à l'intérieur, y ajouta un morceau de savon. En d'autres circonstances, elle aurait été fière de sa fille.  Elle avait retenu la leçon: l'hiver, elle lavait les vêtements dans de grands seaux, les tordait et les étendait près de la cheminée pour les faire sécher.
 
Pendant ce temps, la mère de 13 enfants enleva son pyjama à son bébé, l'enveloppa dans une couverture mince, le berça et le rassura comme seule une mère peut le faire.  Il refusait le sein.  D'emblée, elle sut que ce n'était pas bon signe.  Une mère sait ces choses-là.  Rien n'y fit.  Ni les remèdes habituels, ni les compresses, ni le ton apaisant de sa voix. 
 
-Maman, qu'est-ce que je peux faire pour aider? lui demanda l'aînée en constatant dans quel désespoir était plongé sa mère.
 
La dame tenta de prendre un ton ferme mais compatissant:
 
-Tu n'iras pas à l'école aujourd'hui, ma grande.  C'est toi qui prendras soin de la maison.
 
Le seul hôpital de la région était à 8 milles de distance.  Il n'était pas question d'y aller.  Elle n'avait pas de voiture.  Elle envoya son adolescent le plus en santé chercher le docteur qui habitait tout au bout du rang.  Il n'était pas agité, mais en santé. Ses vieilles tantes lui demandaient toujours de le faire asseoir.  Avec deux enfants maladifs, on ne voyait pas les choses de la même façon.  À l'extérieur, la tempête faisait rage de toutes ses forces.  Elle se culpabilisa de le jeter dans un tel péril.  Sa vie à elle n'aura été qu'inquiétude et désespoir. 
 
Près de deux heures plus tard, le médecin revint avec son fils en voiture.  Il voulut prendre l'enfant de ses bras, mais la mère le garda serré contre elle.  Les larmes ruisselaient sur son visage.  Son regard était ailleurs, loin ailleurs.  Elle était désespérée comme elle ne l'avait jamais été, meurtrie jusque dans sa chair et dans son sang.  L'homme dut la convaincre qu'il pourrait peut-être faire quelque chose.  Il posa son stéthoscope sur la poitrine nue du bambin.  Son cœur s'était arrêté.  Ses mains et ses pieds étaient encore chauds.  Mais les bébés sont toujours chauds.  Il le posa sur la table de la cuisine et tenta de le réanimer, mais les médecins ne sont pas des sorciers. 
 
À ce moment-là, le cœur d'une mère de famille se brisa en mille miettes.  Elle porterait des voiles noirs pendant longtemps, mais son cœur serait en habits noirs pour le restant de ses jours.  Bien qu'elle n'en ait pas le droit, elle s'effondra sur le sol, son bébé dans les bras, et pleura toutes les larmes de son corps.  Le médecin lui donna des cachets pour les nerfs.  Bien sûr, elle préférait dormir pour échapper quelques heures à ce malheur sans nom, mais elle devrait se réveiller pour ses autres enfants. 
 
Ils étaient 12 à se bousculer autour de la table.  Demain, elle enterrerait la chair de sa chair.  Bien des cieux passeraient.  Oh elle serait toujours une mère quoiqu'il arrive, mais elle ne serait plus jamais la même personne.  Et puis ce serait le temps des Fêtes.  Et, aussi sûrement que le jour succède à la nuit, viendraient d'autres tempêtes et d'autres beaux jours.